La colère de Poséidon de Anders Nilsen

Par stephane, 17 septembre 2019

paru en février 2018
96 pages en noir et blanc

Anders Nilsen est né en 1973, né dans un milieu hippie et élevé en grande partie à Minneapolis, dans une famille d’artistes. Il n’est plus un inconnu, et son livre Big Questions, traduit par l’association l’année passée, une brique de 600 pages sur laquelle il a bossé sur 15 ans. Mais on l’a d’abord connu pour son Des chiens, de l’eau, un de mes livres préférés, et son Fin, chez Atrabile, publié en 2015, dans laquelle il raconte sa vie après la mort de sa compagne. Il a aussi aidé en 2016 l’autrice québécoise Geneviève Castrée, atteinte d’un cancer du pancréas, a terminer un livre destiné à sa fille de deux ans, et publié chez Drawn & quarterly, intitulé A bubble

La colère de Poséidon est un livre qui a la classe, un cartonné mat, avec une couverture noire et blanche avec juste une touche de rouge pour le nom de l’auteur. Au dessus de la silhouette d’une voiture et d’une station essence flottent des poissons et au centre exact de l’image on est happé par une série de cercles concentriques. Il est rare d’avoir une couverture qui est déjà une expérience visuelle, et celle-ci est efficace. L’allusion à la colère d’un dieu qui punit brutalement, mais transposée dans un monde contemporain où l’idée de montée des eaux trouve d’autres résonnances. On sent bien que Anders Nilsen va nous parler de tragédie, parce qu’il connaît la mythologie, et qu’il va parler du monde dans lequel nous vivons, celui de Trump et des gilets jaunes (bon d’accord, là j’extrapole un peu).

Anders Nilsen est un auteur de bande dessinée, mais le livre est plutôt un livre d’illustration. On y trouve une grande image carrée par page, en ombre chinoise, sous laquelle on trouve un monologue écrit à la main, avec un beau travail de traduction et de lettrage de Atrabile.

La colère de Poséidon est composé de 7 parties et d’un addenda, un ajout pour la version française. Le premier récit, qui donne son nom au livre, commence comme ceci:

Imagine: tu es Poséidon, Dieu de la mer et des océans. Cela fait bien deux ou trois mille ans que tu as traqué Ulysse aux quatre coins de la Méditerranée, pour lui faire payer le meurtre de ton cyclope de fils.

Certes, ce cyclope ne comptait pas tant que ça à tes yeux. Il n’avait de fils que le nom. Vous n’aviez jamais été proches. Il vivait dans une grotte et gardait des moutons. Il était un peu limité, en fait. Même le nom de sa mère t’échappait tout le temps. Non pas que c’était important. C’était une mortelle. Mais c’était le principe. Ils s’étaient pointés chez lui, l’avaient tué et étaient repartis avec son troupeau. C’était ton fils. Et toi tu étais un Dieu.

Le désenchantement est palpable. Nielsen ne fait pas parler les dieux, mais quelqu’un qui nous demande de nous mettre à leur place. Ce “Imagine” inaugural crée une connivence qui ne peut être qu’imaginaire avec les Dieux et autres personnages de la mythologie revisitée de Anders Nilsen. 

Il y aura Isaac, vous savez, celui à qui le dieu des chrétiens a demandé de lui sacrifier son fils. Puis Leda, qui se laissera ensemencer par Zeus lui-même, Puis Prométhée, puis il nous raconte ce passage où Dieu s’est torché la gueule parce que les hommes ne l’aimaient plus et qu’il les a noyé, tous. L’ange gabriel qui ramasse Dieu à la petite cuiller lui rappelle qu’il y a tout de même ce vieux taré de Noé qui a survécu avec des animaux, mais qu’il crève la dalle sur son bateau et qu’il faudrait faire quelque chose. Puis il y a Athéna, puis la rencontre brève de Jésus et Aphrodite, Le livre se termine sur le récit d’un ange déchu devenu démon, probablement Belzébuth.

La mythologie grecque et l’ancien testament échappent à tout ce que le monothéisme a de barbare. Le monothéisme, c’est le Dieu qui voit tout, qui est parfait et qui pardonne, auquel on n’échappe pas, et à côté duquel on ne sera jamais que des merdes pleine de péchés dominées par les passions, et corruptible. Avec le polythéisme, tout le monde est une merde, mais certaines ont plus de pouvoir que les autres, et souvent ce ne sont pas les meilleurs.

Et pourtant, dans la colère de Poséidon, Anders n’est jamais aussi bon que quand il nous montre à quel point les dieux, plongés dans notre monde, ne peuvent pas pus nous comprendre que nous ne pouvons, nous mortel, comprendre leur réalité. A partir de là, la relation entre Dieu et hommes est un malentendu, un malentendu douloureux pour tous, aussi bien hommes que dieux. 

Le travail de Anders Nilsen a toujours eu quelque chose de froid et de statique. Il a souvent confessé avoir été très influencé par le dessin d’Hergé et le personnage de Tintin, ce visage vide dans lequel chacun peut se projeter. Il confesse aussi n’avoir jamais été très bon dans le dessin des visages et trouver compliqué de dessiner des vêtements spécifiques pour chaque personnage. et ce n’est pas un hasard si son oeuvre maîtresse, big questions, a pour personnages principaux des animaux, en l’occurrence des oiseaux. Il compense ces manques par des dialogues très bien écrit et la capacité a faire percevoir le récit par les attitudes de ses personnages aussi simples soient-ils (comme le corps d’un oiseau ou d’un écureuil) et une élégance étonnante pour restituer les matières avec un dessin minimal fait de lignes sans modulation et de pointillés qui laissent une grande place au blanc du papier. Mais depuis qu’il a terminé big questions en 2011, Anders explore des pistes graphiques plus riches, et il a fait le choix radical avec La colère de Poséidon d’un dessin en ombre chinoise et en image unique, qui aplatit forcément l’image, et oblige Anders Nilsen à simplifier les figures présentées et à se passer totalement de la séquence narrative. Le résultat est fort plastiquement et rappelle que Nilsen a longtemps hésité entre une carrière dans les arts plastiques avant d’opter pour la bande dessinée.

Dans des chiens, de l’eau, le personnage principal un jeune adulte indéfinissable, portait sur son dos un ours en peluche, comme le signe du poids de l’enfance dont on ne se débarrasse jamais. Avec ce nouveau livre, chacun semble porter un Dieu en lui, comme une métaphore de l’individualisme contemporain, une forme de toute puissance tragique, puisque ces dieux incarnés ne savent pas trop quoi faire ni de leurs pouvoirs, ni de l’immortalité, ni de leur mortalité.