Les raquetteurs

Une dramaturgie diffuse que l’on reconnaît par analogies
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Ce court documentaire, fondateur du cinéma direct canadien, a été tourné lors d’une réunion annuelle de raquetteurs, spécialistes de la marche sur neige à l’aide de raquettes à neige.
Particulièrement diffuse, cette structure est cependant reconnaissable à quelques discrètes et sporadiques références aux articulations académiques de la dramaturgie.

Pour ne pas se noyer dans une description trop sophistiquée de ce chef d’œuvre, nous avons (plus ou moins arbitrairement) divisé le film en 7 séquences.

01° L’ouverture (durée : 30’’) - Une courte séquence débute le film et le générique par la définition du mot "raquetteur", sur des images de groupes fendant la neige.

Ouverture-suite (durée : 50’’) - Le générique-titre introduit un élément central de tout le film : la fête, en montrant, dans une cacophonie de fanfares, des musiciens jouant entourés de majorettes dansant.

02° Premier événement identifiable (durée : 1’00’’) - Au coeur de l’analogue d’exposition, on assiste au passage des clés de la ville entre notables, pour inviter le président du congrès des raquetteurs. L’énonciation filmique est ici la plus claire, mais elle ne donnera lieu à aucune exploitation liée à ces personnages.

03° Suit une longue (durée : 2’20’’) et diffuse séquence musicale mettant en image des fanfares qui se rassemblent et défilent dans les rues de la ville. L’intensité dramatique est inexistante, aucun protagoniste n’est reconnaissable, l’enjeu est presque effacé au profit des festivités qui "tournent autour" de l’événement.
Il se fait que cette façon de "tourner autour" des choses, des gens, des propos, du pot, est à la fois une caractéristique importante des structures dramatiques diffuses, et un levier du sens de ce film-ci : l’événement apparent que constitue cette réunion officielle de raquetteurs est, en réalité, un pur prétexte à faire la fête.

Au cours de cette séquence, apparaît très régulièrement une des figures caractéristiques de la dramaturgie diffuse : le témoin. Elle est, en effet, parsemée de plans de passants arrêtés, de curieux, d’observateurs, de spectateurs en tous genres.

04° Archétype du moment documentaire : une séquence de 40’’ décrit l’interruption du cortège musical par le passage d’un train. Elle n’a aucune valeur dramaturgique n’ayant pas de raison d’être dans le cours des choses, ni de conséquence dans la suite des événements. Sa valeur est proprement documentaire : elle s’y trouve, parce qu’elle participe de cette mise en présence des choses, point c’est tout.
Un artifice de montage la relie néanmoins nébuleusement à la construction de l’ensemble : le garde-barrière, qui regarde passer le défilé écoute la radio dont s’échappe la voix d’un présentateur qui rappelle que cette réunion de raquetteurs réuni des gens venus des 4 coins du Canada et même des Etats-Unis.
Et toujours la figure de l’observateur.

05° Analogue de progression dramatique et de climax (durée : 4’30’’) - 2 très longues séquences décrivent l’arrivée des raquetteurs qui participent à la compétition annuelle qui fait le cœur des rencontres et les compétitions connexes de cette course. La diffusion dramatique est partout : aucun protagoniste n’est mis au centre du déroulement ; le vainqueur de la course, que l’on voit surgir en fin de parcours disparaît du film presqu’aussitôt après sa victoire. C’est une succession de moments d’intensité égale, o๠les détails sur un chien courant derrière le vainqueur et les visions d’ensemble sur le public encourageant les coureurs se partagent la construction, sans hiérarchie, au même titre que les prétendus protagonistes.

06° Un analogue de résolution, très longue (durée : 4’10’’) démarre sans crier gare, au milieu d’une des courses : c’est la séquence des danses et libations qui succède, sans la libérer, aux moments de la compétition.

07° Analogue d’état des lieux - Puis, brusquement, nous quittons la fête qui bat son plein lors d’une courte séquence de 20’’ sous la forme d’un unique plan large sur la ville au coucher du soleil.

On reconnaît donc des analogies aux constructions dramatiques concentrées : il y a bien une victoire, vécue en direct, des personnages importants, entourés de journalistes, le cadre dramatique d’une rencontre et d’affrontements. Mais rien de tout cela ne donne lieu à exploitation, à affrontement. La beauté du film provient en partie de cette homogénéité du monde décrit, de cette absence de hiérarchie entre ce qui devrait être l’essentiel, et ce qui devrait être l’accessoire.