Blonde platine d’Adrian Tomine, 1998

Analyse de la structure dramaturgique

Adrian Tomine est un représentant du comix indépendant américain né en 1974. Il publie cependant dès 1991, et signe avec Drawn and Quarterly, l’éditeur montréalais, dès 1994, à 20 ans donc. Son comix attitré est "Optic nerve", nerf optique, une insistance sur l’aspect "rétinien" du travail de Tomine, qui campe dans ses bandes dessinées des personnages nourris de son observation du citadin américain. Moins brutal avec ses personnages que ne le sont ses ainés, Daniel Clowes et Chris Ware par exemple, il dépeint comme eux des situations d’échecs, et le délitement du lien social au profit d’une solitude poisseuse et confortable.

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A la base, Tomine travaille avec des histoires de format court, entre 2 et 16 pages, organisées autour d’un seul personnage-narrateur. Blonde platine est un récit en 32 pages, plutôt long pour Tomine, donc. Son travail arrive à maturation et ses récits deviennent plus construits. Il a abandonné d’ailleurs dans ce récit la pratique du monologue intérieur auquel il fait régulièrement appel pour nourrir la psychologie de ses personnages, ce qui lui permet de donner une grande portée par la suite à des actions minimes.

Ici, on a donc un récit autour d’un protagoniste, Neil, avec une articulation dramatique identifiable, mais aussi de 3 autres personnages qui se développent de façon parfois autonome, ce qui constitue la principale liberté prise par Tomine avec le modèle dramaturgique académique qui se construit sur un personnage unique. Tomine est intéressé par la construction de récits plus que par l’inventivité graphique. Son style en noir et blanc est assez ancré dans la tradition de la bande dessinée indépendante américaine, réaliste et un peu raide.

La scène d’ouverture confronte directement le protagoniste, Neil, avec son principal opposant, Carlo, au moment o๠celui-ci emménage à côté de chez lui et le salue en tant que voisin. Court échange dans lequel apparaissent les prémisses de ce qui les sépare : aisance relationnelle et amoureuse d’un côté, malaise et solitude de l’autre.

S’ensuit une exposition de durée de durée ordinaire, en 8 pages.

Neil travaille comme simple exécutant,

il est frustré affectivement.

Il achète des cartes de voeux juste pour être en contact avec une jeune fille blonde, Vanessa.

On le découvre frustré sexuellement, et agacé par l’aisance de Carlo, le séducteur.

Suite de l’exposition : Carlo fait la rencontre de Vanessa.

Les scènes qui s’en suivent permettent d’afficher le caractère de Carlo, Don Juan et pervers, et une partie de celui de Vanessa, plutôt délurée.

Carlo séduit facilement Vanessa.

Ce qui provoque chez Neil, l’introverti, une réaction violente. C’est l’incident déclencheur.

Neil évoque l’évènement avec sa psy. Tomine recourt à ce truchement, un personnage aussi introverti que Neil ne peut se confier facilement.

Elle va jouer le rôle de destinateur : elle le mandate de trouver ce qui le rendra heureux dans la vie.
Cette action va jouer le rôle de plot point I : un objectif est formulé.

On verse donc ici dans le développement du récit.

Première tentative pour Neil d’échapper à son marasme : les petites annonces de rencontre, qu’il met en page dans son boulot tous les jours.

Premier obstacle, interne, sa conscience de la nullité de la situation. Il raccroche, c’est l’échec.

De son côté, Carlo fait part à un pote de son don-juanisme : toute conquête l’ennuie rapidement. Ironie dramatique : nous savons quelque chose que Vanessa ignore.

Vanessa étoffe son caractère, et deuxième ironie dramatique, révèle qu’elle n’est pas dupe de la flagornerie de Marco, et que cette relation ne compte pas pour elle. Elle révèle dans cette scène un penchant pour le 4ème personnage de ce récit, Whit.

Deuxième tentative de Neil pour approcher Vanessa, il la suit dans la rue puis dans un magasin. Obstacle interne, sa timidité l’empêche toujours de l’aborder.

La filature, maladroite, lui permet cependant d’obtenir le numéro de téléphone de Vanessa. Mais c’est au prix d’avoir éveillé son attention sur sa présence.

Grâce à cette information, Neil va entreprendre une action plus hardie : parler à Vanessa, protégé par l’anonymat d’un faux appel de call-center.

Les conditions même de ce coup de fil en sont la limite : s’il peut obtenir quelques informations, le mensonge téléphonique est un obstacle à la réalisation de son objectif : séduire la blonde. Il ne crée ici aucune intimité et n’obtient pas d’information réelle.

Nous découvrons alors Whit, petit ami de Vanessa, amoureux jaloux et transi.

Témoin révulsé des démonstrations de la suffisance de Carlo et de la complaisance de Vanessa, Neil va tenter de foutre en l’air la soirée en appelant la police pour tapage nocturne.

Mais cette action produit des effets faibles (le héros underground travaille souvent en basse intensité), et les aptitudes sociales de Carlo suffiront à tourner la situation à son avantage.

Dans la scène suivante, Neil tombe sur Vanessa dans une pharmacie, en train d’acheter un test de grossesse. Surmontant sa timidité, il tente de profiter de la situation pour se rapprocher d’elle alors qu’elle semble fragile affectivement, mais il échoue autant à cause d’un obstacle interne (sa maladresse) qu’externe (l’émotivité de Vanessa).

La relation entre Vanessa et Carlo évolue. Dans la scène suivante, Carlo menace ouvertement Vanessa de rupture.

C’est une évolution plutôt positive pour Neil, qui n’en a pourtant pas connaissance et ne peut donc pas exploiter cette information : c’est donc encore une ironie dramatique.

La progression dramatique est respectée, le conflit monte en intensité : Neil va alors rencontrer un obstacle de taille : Vanessa envoie Whit l’intimider. La situation révèle le caractère éhonté de Vanessa. La rencontre entre Whit et Neil est une articulation importante, Neil s’écrase, conformément à son caractère, mais il donne à Whit deux informations importantes :
 Vanessa est peut-être enceinte ;
 Whit devrait se méfier d’un certain Carlo.

Effet immédiat :
 Whit déclare à Vanessa qu’il est prêt à l’épouser. Cette scène permet de caractériser plus avant les deux personnages. Whit est pantelant devant Vanessa, qui affiche son mépris pour les démonstrations amoureuses et la faiblesse de son amant.
 Whit suit Vanessa, conformément à son caractère jaloux.

N’ayant plus rien à perdre, Neil tente son va-tout : il aborde enfin frontalement Vanessa, dans un acte symétrique à la scène de la rencontre (l’achat d’une carte postale et une discussion à la caisse).

Mais l’obstacle est trop grand : la progression dramatique ne lui donne logiquement aucune chance de la séduire. Vanessa affiche clairement son mépris pour lui. Neil s’enfuit devant la violence des propos de Vanessa et sa menace d’appeler la police. C’est le climax.

Seul chez lui, Neil accepte visiblement son échec. Il prend des médicaments et se saoule pendant qu’à quelques mètres de là , Carlo et Vanessa s’apprêtent à dévergonder Pilar, la copine de Vanessa.

La scène est symétrique de la fin de l’exposition : Pilar s’était refusée au jeu sexuel proposé par Carlo, ici c’est Vanessa qui va tenter de convaincre sa copine dans le but visible de faire durer son couple. Des trois hommes présents dans le récit, elle choisit celui qui possède les attributs de la virilité.

C’est alors que survient le plot point II : Whit, qui a probablement espionnée Vanessa, agresse Carlo. Il quitte ensuite le récit, blessé mais vengé.

Neil assiste à la scène sans intervenir. Il s’écroule sans force, saoul.

Arrive la résolution : scène de discussion entre la psychanalyste et Neil (symétrique de la fin de l’ouverture). Elle veut savoir si la bonne humeur de Neil est due à l’atteinte de son objectif, mais celui-ci dément. Son objectif n’était donc qu’apparent, dépasser ses fantasmes est son objectif réel et il semble ici atteint.

Carlo signifie violemment la rupture avec Vanessa, alors que celle-ci espère encore : le personnage de Vanessa aura donc évolué puisqu’elle manifeste plus d’attachement par ses attentions envers Carlo qu’elle ne l’a déclaré.

Une rencontre impromptue dans le métro permettra un état des lieux : collés l’un à l’autre dans un métro bondé, Neil manifeste qu’il a pris - littéralement - ses distances avec elle, en prenant l’initiative de la parole, ce qui donne l’indication d’une meilleure gestion de ses émotions. Vanessa quand à elle va aussi montrer de manière étrange des signes d’apaisement.