L’ironie dramatique, quelques éclaircissements

L’ironie dramatique est un concept important de la dramaturgie, et perfuse dans l’ensemble du récit. Nous la plaçons à l’intérieur du concept plus général d’économie de l’information au sein des récits.

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De quoi parle-t-on ?

L’ironie dramatique est présente en dramaturgie dès que le récepteur (nous l’appellerons ainsi pour éviter de parler de spectateur ou de lecteur, termes qui sont associés au spectacle ou à la lecture) possède une information que n’a pas au moins un des protagonistes d’un récit. Cette dissymétrie permet un spectre large de réactions émotionnelles - rire, pitié, anticipation, malaise - et la construction de situations - suspense, quiproquo.

Nous sachons

L’ironie dramatique est difficilement évitable dans un récit : la nature extra-diégétique de la mécanique narrative nous met dans une position d’observation, avec un point de vue généralement plus large que celui des protagonistes impliqués. Cependant, certains récits nous mettent en position de récepteur au même rythme qu’un protagoniste unique. Dans ce cas, l’écart faible, entre notre compréhension de la situation et la sienne, produit des effets de stress et d’expectation typiques. De plus, dans ces situations, nous sommes même en retard sur le protagoniste qui peut avoir l’avantage de connaître son propre environnement.
Gravity (Alfonso Cuarón, 2013) est un exemple de ce type de récit, et n’utilise quasiment aucune ironie dramatique. Le suspense du film utilise l’hostilité de l’orbite terrestre et les obstacles découverts les uns après les autres dans l’improvisation par une protagoniste inexpérimentée.
Avoir du retard dans la connaissance d’un récit par rapport à ses protagonistes produit du mystère, concept qui peut être considéré comme le symétrique de l’ironie dramatique.
Comme nous le verrons, un même récit peut comporter un grand nombre d’ironies dramatiques, de différentes tailles et qui concernent des protagonistes différents. Pour pouvoir analyser avec un peu de précision ce concept riche, il est intéressant de s’appuyer sur des exemples précis.

Un premier exemple complet

Pour parcourir une première fois la mécanique de l’ironie dramatique, prenons un récit court et imparable, un gag de Gaston Lagaffe dans Gaffes en gros, (Franquin, 1965) qui met en place une ironie dramatique en 6 cases seulement.

Les trois premières cases sont dédiées à l’exposition d’un personnage d’homme fort pliant des barres d’acier avant de rentrer tranquillement chez lui tranquillement, respectant le feu vert.
Le public de la démonstration en première case sont les seuls - avec nous évidemment - à savoir qu’il est très costaud, et ne sont plus invoqués par la suite. Il est clair que cette exposition nous est destinée. "Des barres d’acier, ’vous rendez compte" atteste l’un d’eux, pour appuyer l’exploit. La physionomie et la posture du personnage, rouge dans l’effort, par la grâce du dessin de Franquin, attestent de la véracité de la scène.
La situation bascule à la quatrième case, lorsque que Gaston, distrait et nonchalant, entre en scène à vélo, préparant l’inévitable accident.
Il est à noter que Gaston est un personnage de série, et son caractère est connu du public. Pourtant, Franquin ne fait pas l’économie d’une exposition de son caractère : en quatrième case, Gaston est distrait, en cinquième il est de mauvaise foi et aveugle, en sixième il est penaud.
La cinquième case nous campe l’unique conflit du récit de manière puissante : d’un côté, Gaston, loin de s’excuser, invective l’homme d’un doigt menaçant et rouge de colère, confiant de son droit. De l’autre, l’homme fort manifeste de la douleur dans sa partie basse, et une colère noire dans la partie haute. L’ironie dramatique est manifeste : d’une part Gaston ignore le bon droit de l’homme qu’il agresse (le feu vert) mais il ignore aussi la force herculéenne de la personne qu’il offense, ainsi que son habitude à plier du métal. L’ironie, pour être pleinement effective s’accompagne du phylactère "...Vous avez de la chance, ma roue n’est pas pliée", à quoi répond, pour pleinement exploiter l’ironie dramatique, le commentaire de l’homme "Pas pliée, hmm ?" qui fait directement référence à la case un.
La dernière case met en jeu une puissante ellipse, puisque nous découvrons le résultat de la colère de l’homme fort à travers le vélo plié en boule dans la main de Gaston. L’attitude penaude de Gaston nous certifie que la révélation a bien eu lieu : il sait maintenant qu’il n’aurait pas dû provoquer l’homme. Le récit se termine par une phrase cohérente avec le caractère de Gaston : le vélo n’était pas le sien, et il fuit sa responsabilité.

Comme on le voit, cet exemple simple et brillant contient toute la mécanique de l’ironie dramatique. Mise en place, exploitation et révélation sont soignées pour garantir dans ce cas un effet comique.

Quelques récits pour exemple

Pour observer d’autres effets de la mécanique de l’ironie dramatique et ses effets, nous prendront quelques exemples récurrents, mais il est évident qu’il ne sont qu’une partie infime du catalogue potentiel. Ces exemples sont choisis notamment pour leur disponibilité.
The Truman show, (Peter Weir, 1998) s’appuie sur un ironie de grande taille sur laquelle s’appuie l’ensemble du récit : Truman ignore qu’il vit dans un monde fabriqué autour de lui, ce que nous savons.
De la même manière, Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, 1959) met en place deux protagonistes qui rejoignent un orchestre de femme déguisé en hommes, ce que nous savons.
L’arroseur arrosé, considéré comme le premier gag cinématographique, est construit autour d’une ironie dramatique en une scène unique de 45 secondes.
Prenons un film catastrophe au hasard, Les dents de la mer (Steven Spielberg, 1975). On y trouve un événement majeur dû à une cause extérieure (un requin) mais qui est amplifié par le déni des politiciens et de manière diffuse du public.
Dans La vie est belle (Roberto Benigni, 1997), Guido Orefice est séparé de sa femme et enfermé avec son jeune fils dans un camp de concentration allemand. Il cache à son fils la situation en prétendant qu’il s’agit d’un jeu pour son anniversaire, ce que nous savons, évidemment, être faux. Il doit à plusieurs reprises retricoter des justifications alors que leur situation se fait brutale.

Préparation de l’ironie dramatique

L’ironie dramatique se joue en trois temps, quelle que soit sa taille : préparation, exploitation, révélation.
La préparation est la mise en place de l’information. Elle doit être communiquée récepteur, qui doit aussi comprendre la portée de cette information : parfois c’est "qui est au courant", parfois plutôt "qui ne l’est pas" qui nous est communiqué.
Dans The truman show, Les premières scènes du film nous donnent l’information par le truchement d’un message à caractère promotionnel. C’est un moyen efficace pour donner l’information frontalement par une voix off, et nous communiquer que tout le monde est au courant (c’est une émission mondialement connue) et que Truman l’ignore.
Dans Certains l’aiment chaud, l’exposition se charge de rendre crédible la situation de la comédie : deux hommes cisgenres vont vivre plusieurs semaines déguisé en femme parmi les membres d’un orchestre féminin qui ignorera leur véritable identité. Seuls les deux protagonistes savent qu’ils sont déguisés.
L’arroseur arrosé dure moins d’une minute, le plan unique nous expose un homme absorbé dans son activité d’arrosage, le tuyau traversant la largeur du plan. Un garçon entre dans le champ, seul nouvel élément dans le plan, et place son pied sur le tuyau tout en regardant l’arroseur, qui ne le voit pas.
Dans Jaws, la scène d’ouverture campe un groupe de jeunes hippies, la nuit sur une plage dont se détache une jeune femme qui part nager seule, et se fait dévorer par un animal de grande force qui la déplace latéralement et la dévore sans témoin. Dans ce cas, personne à par le spectateur ne possède l’information à ce stade.

Exploitation de l’ironie dramatique

Une fois l’information passée au récepteur, il devient possible d’exploiter celle-ci. Suivant le registre choisi, on peut obtenir un gamme large de sentiments.
Le rire, la drôlerie
Déjà évoqué avec le gag de Gaston Lagaffe, le rire est une des exploitations les plus évidentes. L’arroseur arrosé met en scène l’espièglerie d’un enfant et la bonhomie d’un adulte.
Le diner de cons place un personnage choisi pour son caractère niais parmi de prétentieux cyniques.
De manière générale, la fatuité est un caractère beaucoup exploité par l’ironie dramatique : le fat est bien de sa personne, sûr de lui, mais peu intelligent. Il décode donc mal les signes de l’ironie dramatique qui lui parviennent, et n’a droit à sa révélation qu’au moment où il est complètement ridicule.

L’empathie
L’empathie nous met en forte proximité émotionnelle avec un personnage. C’est le Graal de la dramaturgie. Elle est donc souvent recherchée par la mise en place de l’ironie dramatique.
Dans Les Lumières de la ville (Chaplin, 1931), Charlot, un clochard, rencontre une jeune fleuriste aveugle qui croit qu’il est riche, suite à un quiproquo. Charlot va l’aider à payer ses dettes et à subir une opération, sans jamais quitter lui-même la pauvreté. Lors de la scène finale, alors qu’elle est maintenant voyante et possède son propre magasin, elle le croise. Il ne lui révèle pas qu’il a été son chevalier servant, dans un mélange de modestie et de gène. Nous sommes dans ce moment en empathie totale, mais nous consumons du désir de voir la vérité éclater, ce que le récit finit par nous offrir.

Pitié et sentiment du pathétique
The Truman show exploite l’ironie dramtique sur l’ensemble du récit et oppose le caractère enthousiaste et naïf de Truman au cynisme de son démiurge, Christof. De nombreuses scènes nous touchent parce qu’elles jouent sur notre conscience de ce double sentiment. Ainsi, lors de la scène de la fausse noyade de son faux père, nous voyons Truman enfant lâcher la main de son père tout en sachant que si cette émotion est réelle, elle est mise en scène pour émouvoir les spectateurs du show dans un montage en flash back, accompagnée d’une musique au piano, que nous recevons comme spectateur du film. Cette scène est d’ailleurs reprise une deuxième fois plustard avec un commentaire d’interview en voix off exposant le cynisme mielleux de Christof, ce qui nous met paradoxalement en contact avec l’émotion toujours première de Truman, que nous prenons en pitié tout subissant la fameuse distanciation brechtienne.

Tension dramatique accrue
Le roman noir et sa transposition à l’écran utilise l’ironie dramatique en nous donnant accès en parallèle aux agissement du meurtrier et à l’enquête du privé, qui peut bousculer le meurtrier et s’excuser, ou encore le prendre pour confident et lui donner une information cruciale, comme l’endroit où se cache le témoin à protéger. L’intrication des ironies dramatiques peut nous mettre le cerveau à l’envers.
Dans le film Inglourious Basterds (Tarantino, 2009), le groupe de soldats américains infiltrés et déguisés en soldats allemands se rend dans un bar en sous-sol pour obtenir des informations. Tout se passe très facilement dans un premier temps, mais un officier les oblige à rester pour jouer à un stupide jeu. Chaque minute qui passe risque de les voir démasqués, et l’officier semble de plus en plus soupçonneux. La tension monte en flèche.

L’appréhension et la peur
Le fameux archétype de la Screaming queen s’appuie sur sur deux pieds : une jeune femme dont l’innocence nous donne un accès complet à l’émotion, et notre position de spectateur informé du danger. Et si nous pouvons jouir de cette position, c’est justement parce que l’ironie dramatique nous a communiqué la présence et la dangerosité du futur agresseur, le cri venant marquer le moment de révélation. La scène mainte fois analysée de la douche dans Psycho est un classique de ce que Hitchcock nomme suspense.

L’ivresse de la vengeance
A l’inverse de la screaming queen, la final girl peut produire le plaisir de la vengeance : alors que le tueur pense sa victime tétanisée et sans défense, nous l’avons vu s’armer de courage... et d’armes pour faire face, et le surprendre -mais pas nous - par une action vengeresse (souvent accompagnée d’une punchline).

Mise en perspective
Dans Certains l’aiment chaud, l’ironie dramatique permet aux deux musiciens déguisés de découvrir un point de vue féminin sur leur monde : si passer inaperçu fut leur première motivation, ils découvrent que les femmes peuvent être invisibilisées. Ils découvrent par ailleurs la sororité, par les discussions intimes et l’entraide dont ils bénéficient. Ils découvrent enfin la brutalité des comportements masculins, mais aux fesses et drague lourde dont ils sont l’objet, notamment du jeune groom ou de Osgood, l’héritier. Enfin, le trouble du désir ouvre timidement (on est en 1959) sur la fluidité des genres, à travers des discussions sur l’habillement et le trouble d’être perçu comme appartenant à un autre genre.

Dégoût et désapprobation
Si elle nous rend à l’évidence le cynisme et la manipulation, l’ironie dramatique provoque le dégout et la désapprobation. Voir un personnage utiliser la crédulité, ou pire encore la loyauté d’un autre produit une tension psychique douloureuse employée par de nombreux récits, et est en retour un puissant outil de manipulation de notre vulnérabilité de spectateur. Le désir de voir le personnage puni peut devenir dans ce cas aussi jouissive que déraisonnable.
Le personnage de Suzanne Stone dans To die for (Gus Van Sant, 1995) nous apparaît scène après scène comme un personnage vil, dont le caractère est d’abord celui d’une séductrice, puis au cours du récit, alors qu’elle gagne en puissance celui d’une manipulatrice sans vergogne. Si le spectateur se laisse un temps émouvoir par cette femme qui s’éloigne d’un rôle genré assigné par son milieu (devenir une bonne épouse) en caressant des rêves de célébrité, la découverte du pouvoir de sa beauté stéréotypée comme adjuvant puissant va l’amener à construire des intrigues avec de plus en plus de cynisme. Le dégout finit par nous gagner, et nous ne basculons définitivement dans le rejet que par la magie de la caractérisation, qui insiste sur la naïveté de Suzanne (qui applique les règles du libéralisme à l’américaine comme tous devraient le faire) qui lui sera funeste au final. Le plan de son arrestation, sur fond de drapeau américain, est d’ailleurs une ironie tout court de la part du réalisateur.

Prêche dans le désert
"Il n’y a aucune force intrinsèque des idées vraies", disait Pierre Bourdieu. L’ironie dramatique peut être une information qui ne demande qu’à être délivrée, mais que personne ne croit. Festen (Thomas Vinterberg, 1998) nous met en présence d’un homme qui tente de confronter son père, qu’il accuse de viol sur sa soeur suicidée et lui lors de son anniversaire. Un discours en début de cérémonie lui en donne l’occasion mais l’incompréhension et la colère de l’ensemble des convives détruit l’espoir de vérité et de vengeance de Christian, qui devra désormais batailler pour que la vérité triomphe. Don’t look up (Adam McKay, 2021) fonctionne sur la même logique. Comme nous sommes placés du côté des victimes, nous sommes écoeurés de l’aveuglement des protagoniste et de la violence dont ils peuvent faire preuve pour maintenir un status quo confortable. Ce canvas peut aussi être utilisé dans les films de procès, démontrant que la vérité est une question de formulation, et de négociation avec le pouvoir.

Diffusion de l’information

Une ironie dramatique se base sur une information simple qui est vouée à se diffuser dans le récit.
Elle peut être précédée par un mystère, c’est-à-dire un premier temps dans lequel le récepteur ne la connait pas, et assiste à des scènes qu’il ne comprend pas avant que l’information ne lui soit livrée. Une fois que le récepteur possède l’information, celle-ci peut être communiquée par vague successive à d’autres protagonistes du récit et donner lieu à d’autres effets, comme des quiproquos et de la complicité, la révélation de secrets éventés, etc.

La révélation

La révélation est le troisième temps de l’ironie dramatique. Elle signale le moment où l’un ou plusieurs des protagonistes manifeste qu’il a reçu l’information qui lui faisait défaut jusque-là.

Il peut y avoir des cas où la révélation n’a pas lieu pour un des protagonistes, soit qu’il quitte le récit avant de l’obtenir, soir que le récit s’arrête avant que l’information soit délivrée. Le sentiment de frustration qui en découle peut être volontaire, comme un refus d’user de l’effet qu’il produit.
Toy story (John Lasseter, 1995.) est un cas particulier : Andy, enfant propriétaire des jouets, et tous les humains, ne sauront jamais que ceux-ci sont vivants. Cette ironie dramatique, centrale pour pitcher l’histoire, est secondaire dans la construction du récit : elle permet quelques conflits à la marge.
La plupart du temps, la révélation est trop importante pour s’en passer, notamment parce qu’elle permet un changement majeur dans le comportement des protagonistes. La résolution du conflit passe bien souvent par la révélation, qui produit une reformulation de l’objectif. Ainsi, dans Toy story, après avoir découvert - et accepté - qu’il est un jouet, Buzz l’éclair ne veut plus retrouver son vaisseau pour rejoindre Star command, mais faire équipe avec Woody pour retrouver son maitre, Andy, et le camion de déménagement.

Durée de l’ironie dramatique

L’ironie dramatique peut être activée pour tout le durée d’un récit, et faire l’objet d’une révélation qui clôt le récit, mais c’est plutôt rare. Elle peut occuper une part importante du récit, tout de même : Terminator est un robot venu du futur, ce que nous savons, mais que la plupart des protagonistes ne sauront jamais. Sarah Connor reçoit l’information (et l’accepte), et peut s’organiser pour tenter de lui survivre, en anticipant l’avantage stratégique de son ennemi.
L’ironie peut aussi avoir une durée beaucoup plus courte, comme on l’a vu, pour durer parfois quelques secondes seulement. Un même récit peut être traversé de plusieurs ironies dramatiques enchâssées, de durées différentes, pour produire des quiproquos en cascade. Dans Les lumières de la ville, Charlot devient l’ami du bourgeois suicidaire uniquement quand celui-ci est saoul, mais il ne se souvient pas de lui une fois sobre, tandis que Charlot passe pour riche à cause de quiproquos en partie liés à son amitié transclasse et épisodique.

Ironies dramatiques croisées

Là où le terme d’économie de l’information trouve tout sons sens, c’est quand une narration nous prend à témoin de plusieurs ironies dramatiques croisées. Le quiproquo qui émerge alors produire des effets différents :
Dans Le grand blond avec une chaussure noire (Yves Robert, 1972), Le colonel Toulouse sait que Bernard Milan manigance pour prendre sa place, et entend le tromper en lui faisant croire à l’existence d’un espion choisi au hasard dans la foule d’un aéroport. nous connaissons toutes ces informations, mais pas Perrin, qui est dépeint comme un personnage maladroit et naïf. Maurice Lefebvre, meilleur ami de Perrin, a accès à des tas d’informations (des écoutes, des cadavres), mais ne comprend rien, et les indices disparaissent tous avant qu’il ne puisse les montrer à Perrin, qui le croit perturbé, ce qu’il devient. Chacun des protagonistes possède une partie de l’information dans un jeu de dupes qui échappe à tous et permet par la magie des hasards à Perrin de s’en sortir vivant, et de séduire Christine, l’espionne envoyée par Milan.

Dans Roméo et Juliette, nous voyons Juliette prendre un philtre destiné à la faire passer pour morte, et ainsi lui permettre d’échapper à sa famille, et de fuir avec Roméo. Celui-ci n’a pas l’information et la croit réellement morte, et nous le voyons mettre un terme à sa vie près du corps inanimé de Juliette, qui ignore cette action, et se réveille au moment où il agonise. Les deux révélations de vie et de mort ont lieu simultanément.

Dans La grande vadrouille (Gérard Oury, 1966), le duo d’acteur Luis de Funès-Bourvil utilise l’opposition des caractères du fat et du gentil. Lefort (Luis de Funès) est abusif dans ses comportements avec Bouvet (Bourvil), qui accepte ses demandes en se lamentant et croyant garder la tête haute, jusqu’à le porter sur ses épaules tel un esclave. La dynamique toxique est parfaitement explicite par son outrance, et produit autant d’indignation que de rire. L’ironie est croisée : nous voyons bien que Lefort s’estime pleinement dans son droit d’exiger ses pires caprices de Bouvet, et nous voyons Bouvet se convaincre qu’il ne se laisse pas faire, alors que nous savons que c’est le cas.

L’ironie dramatique diffuse

Il se peut lors d’un récit, que nous ayons l’intuition d’une information, sans que celle-ci ne soit tout à fait attestée, mais soit considérée comme plus cohérente avec la dramaturgie du récit. Dans ce cas, un soupçon, un malaise s’installe, et la révélation est bien souvent cruelle. On parle alors d’ironie dramatique diffuse.

Lors des dernières scènes du film Brazil (Terry Gilliam, 1985), Sam Lowry fuit la police et espère retrouver Jill, la femme dont il est amoureux. Alors que sa situation semble désespérée, elle surgit et le fait entrer dans son camion. La musique monte en volume et couvre les derniers plans montrant le camion transformé en maison à la campagne. Cet enchainement d’événements devient de plus en plus dissonant et nous plonge à la fois dans une jubilation comme celle qu’offre les happy-end, mais aussi un malaise : c’est trop beau pour être vrai. De fait, la séquence s’achève par l’irruption de deux visages effrayants dans toute la surface de l’écran : Sam Lowry est perdu dans un délire, et est en fait dans la salle de torture déjà rencontrée dans le récit.
Le moment de basculement du réel vers le délire étant progressif, c’est à nous, spectateurs, de nous arracher durant la séquence des espoirs de Sam Lowry vers l’évidence de l’impossibilité de happy-end. Cette brutalité du récit est son ultime tour de force.