Une histoire complète, partie 4 : la crise

Pour cette dernière séance, nous aborderons un concept dramaturgique introduit par Aristote lui-même, mais évidemment remanié depuis : la crise.

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On sait que la dramaturgie aristotélicienne ("prémoderne", concentrée) est un édifice rigide, tout en muscle (mais aussi en cerveau), qui donne à chaque élément son expression comportementale et, à travers le système de la causalité, sa fonction. Activité, fonction, causalité, tout cela se retrouve partout.
Comment peut-on alors y imaginer le surgissement de la complexité ? Aristote répond : à la faveur de la crise.

La crise est, au sens ancien, ce qui précède, prépare un changement de direction. La crise est donc une délibération, le soupèsement d’une situation, un moment court immédiatement suivi d’un destin nouveau. On peut en ce sens trouver une crise - courte - avant chaque décision importante dans le récit, et spécialement au moment du plot principal. Un exemple de ce type de crise est présent dans les premières minutes du film Les 7 samouraïs (Akira Kurosawa, 1954).
Dans son sens moderne, c’est l’inverse, il s’agit d’un flottement par l’incapacité de choisir, une suspension, mais elle débouche la plupart du temps sur un prise de décision, une nouvelle direction à un récit.
Plusieurs effets sont alors attendus : réaffirmation puissante de l’objectif, dans ce cas accompagné de ce qu’on appelle le point de non-retour, ou encore une reformulation parfois radicale de l’objectif, qui peut alors changer toute l’organisation actantielle du récit : les adjuvants peuvent devenir opposants, etc.

L’effondrement le lien sujet-objet

La crise est un risque majeur pour une structure dramaturgique, puisqu’elle est l’action de suspendre la relation du sujet à son l’objet, alors que cette relation est la raison même d’être du récit.
Si le protagoniste principal abandonne sa quête, c’est tout l’équilibre du récit qui est affecté. Les adjuvants sont orphelins, les opposants sans objet. Le destinateur et destinataire est trahi. Le sujet n’a plus sa place centrale. Bref, c’est le chaos.

La crise peut être vue comme l’opposant ultime du sujet. Profondément interne et intime, le fait de la surmonter fait gagner en puissance la détermination du personnage central de la dramaturgie. Pour ces raisons, elle apparait le plus souvent à un moment proche du climax.

Tout récit ne comporte pas de crise, et celle-ci peut durer quelques instants ou un part importante du récit.

Structure de la crise

On peut considérer que la crise est une forme d’obstacle, même si elle a un rôle plus profond. Elle va en tous les cas produire un conflit dans lequel on va trouver un séquençage habituel : déclenchement - complexité - résolution.
Le déclenchement est produit par un obstacle trop grand, qui peut se manifester sous une myriade de forme. La trahison d’un adjuvant, la découverte d’un conflit interne, une information changeant la perception de l’objectif ou du protagoniste, un obstacle trop élevé faisant reculer la volonté, etc.
Pour que la crise soit compréhensible et que son traitement nous touche, il faut pouvoir communiquer sa nature au récepteur. C’est souvent un moment riche en affect, dont la causalité est rendue claire par une scène soignée.

La complexité s’articule en 3 moments : déclenchement de la crise - diffusion/suspension/confusion - résolution. Elle prend, comme nous allons l’expérimenter à plusieurs reprises, deux (in)formes :
 l’étirement du temps et la suspension de l’activité. C’est la phase de stupeur. C’est la plus identifiable et aussi la plus remarquée, c’est aussi celle qui suscite le plus de clichés : on ne compte pas les plans de personnages debout et immobiles devant une fenêtre, dont on croit qu’ils suffisent à donner corps à la crise. Il est toujours intéressant, lorsque l’on est tenté par cet archétype, de se demander par quoi on pourrait le remplacer qui soit plus riche par rapport au caractère, au récit, à la thématique, aux lieux dont on dispose.
 La versatilité des activités. Ce sont les tremblements qui font produire les comportements les plus contradictoires.

Il est parfois bon de construire la complexité dramaturgique en pensant à notre propre complexité d’êtres humains.

La redéfinition de l’objectif
Alors qu’il fait tout pour obtenir son objectif, le protagoniste se rend compte qu’il l’a fait pour de mauvaises raisons. Le choix doit venir de son propre désir, et il soupèse lors de la crise les moyens engagés, les conflits rencontrés et leur issue. Il peut alors constater qu’il s’est entêté dans une direction qui l’a mené à une forme de victoire, par exemple, mais qui l’a fait renoncer aux valeurs qu’il croyait défendre en menant son action. Il peut aussi avoir été mené à l’échec par l’entêtement à appliquer des recettes sans voir les conséquences de celles-ci sur son monde.

Crise et point de non-retour
La crise débouche généralement sur une décision motivée par une délibération interne (à un individu ou un groupe), et l’engagement du protagoniste est désormais plus puissant que jamais. Pour cette raison, il passe souvent le cap du point de non-retour. Avant ce point, le protagoniste pouvait encore revenir au "monde d’avant" sans perdre trop de plumes, se couler dans le moule, et peut-être même avoir gagné quelque chose au passage. Après ce point, il perd quelque chose de la situation initiale, sinon tout : d’anciennes amitiés, une situation matérielle confortable, l’aveuglement douillet sont perdus, et le protagoniste n’a désormais "plus rien à perdre".

Objectif du jour

Il s’agira de placer tous les éléments d’un crise à l’intérieur du récit initié il y a quelques semaines. Ce sera le dernier ajout à celui-ci. Un événement déclencheur sera suivi d’une série de comportements oscillants entre stupeur et tremblements dans un ordre anarchique. Puis ce moment de crise se conclura, laissant le protagoniste réaffirmer ou reformuler son objectif.

La crise produit un effet de réel, donne accès au personnage au monde qui nous entoure. En effet, mis à part les cas pathologiques (qui, certes foisonnent), notre environnement humain balance, par nature, sans cesse entre détermination et doute, efficacité et indolence, errance et précision.

Contraintes

Identifiez un moment de votre récit propice à l’apparition de la crise. Généralement la deuxième moitié de la progression dramatique, comme évoqué plus haut.
Trouvez l’événement déclencheur de la crise. Il peut s’agir d’un obstacle momentanément trop important pour le protagoniste, d’une trahison ou de la perte d’un adjuvant, ou de l’apparition d’un opposant inattendu, etc. La relation entre cet événement, l’objectif et la crise doit être palpable, même s’il peut être amusant de produire une événement déclencheur fantaisiste.
A la suite de cet événement, créez trois scènes. Il s’agira de stupeurs ou de tremblements. Le but est de produire des comportements un minimum contrastés.
Créez enfin une scène pour la fin de crise. Un événement se passe qui permet au protagoniste de mettre fin à ses tourments. L’apparition d’un nouvel adjuvant ou l’action d’un adjuvant existant, une conversion, une révélation, à vous de trouver. Au bout de cette scène le sujet reformule son objectif ou réaffirme celui-ci. Reprenez au besoin la trajectoire en amont de votre personnage : est-ce qu’il ne s’est pas fourvoyé sur son objectif durant tout le récit jusqu’ici, et voit maintenant la situation de manière plus claire ?

Attention
La crise est connectée à l’objectif matériel et immatériel de votre récit. C’est la raison pour laquelle ce conflit est crucial. Il crée une réelle vulnérabilité de votre personnage, et doit être un vrai risque pour la dramaturgie. Dans le cas contraire, on aura une scène légère, un conflit local.
Les adjuvants et opposants voient leur rôles modifiés par la crise. Il n’est pas rare de voir un opposant se faire l’avocat du conflit ("tu vas quand même pas me laisser gagner aussi facilement !") ou un opposant glisser lui aussi dans l’apathie ("tu as raison, rien n’en vaut la peine"). Si une trahison est parfois le déclencheur d’une crise, une conversion est parfois l’événement qui y met fin.
Pour que l’ensemble des scènes soient une crise et pas simplement un obstacle d’origine interne, il faut qu’il s’accompagne d’une transformation pour le sujet
L’objectif immatériel est modifié : l’atteinte de l’objectif a bien lieu, mais pour d’autres raisons.
L’objectif matériel est modifié : pour atteindre le but immatériel, un autre objectif matériel est choisi. Par exemple, un changement d’opposant principal.
Quoi qu’il en soi, la fin de crise est un moment important. On doit pouvoir percevoir ce qui permet au protagoniste de retrouver la volonté nécessaire à reprendre le chemin vers un objectif, et le valider.

Production

Un scénario augmenté par l’introduction ou l’affinage d’une crise.
Un peu de matériel plastique éventuel en fonction du type de production

Document potentiellement montrés

 Un extrait de Les 7 samouraïs, de Akira Kurosawa, 1954.
 Montage de la crise de Buzz, dans Toy story de John Lasseter, 1995.
 Un extrait de Bienvenue à Gattaca, de Andrew Niccol,1997.
 Un extrait de Alice dans les villes, Wim Wenders, 1974.
 Un extrait de Shiva baby, Emma Seligman, 2020
 Un récit court de sortez les chiens de Aniss El Hamouri
 Un extrait de Les pièces détachées de Turgeon et Giard, 2011
 Un récit court, Deima de Moebius, 1975