Une histoire complète, partie 3 : L’ironie dramatique

Pour cette troisième séance, nous aborderons le concept d’ironie dramatique. Ce procédé narratif, une fois compris, peut faire monter la tension dramatique, mais aussi affecter durablement le récepteur du récit.

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L’ironie a en dramaturgie une définition différente de l’usage courant : il ne s’agit pas ici de sous-entendre le contraire que ce nos mots expriment par un sous-texte ou une exagération.
Il y a ironie dramatique lorsque le récepteur (lecteur ou spectateur d’un récit) possède une information que n’a pas un ou plusieurs protagonistes d’un récit.
Nous voyons un brigand s’approcher sans bruit tandis qu’un couple regarde la télé : c’est une ironie dramatique. Nous voyons un personnage s’écrier tout sourire "Quelle bonne surprise" alors qu’un instant plus tôt il sifflait "ils sont donc venus, ces boulets !", c’est une ironie dramatique...
Le fait de posséder ces informations nous donne une longueur d’avance, qui s’accompagne de sensations et émotions particulières, allant de la jouissance de la position de surplomb à l’anticipation craintive d’un événement inévitable.
Dans The Truman show, Truman ignore, précisément, qu’il est dans l’acteur principal d’un show. Nous recevons cette information dès les premières minutes du récit et elle détermine très fortement notre attachement à ce personnage enthousiaste et naïf dont le quotidien est formaté par une équipe de production sans vergogne.
Cette ironie dramatique est un exemple maximal qui occupe le centre du récit du film. D’autres récits emploie une ironie dramatique à large échelle, comme Certains l’aiment chaud, Terminator, Le jour de la marmotte, Toy story, etc.
Mais des exemples de moindre amplitude existent dans quasiment toutes les histoires, et ceci avec des stratégies différentes.

Un article sur l’ironie dramatique, avec de nombreux exemples, peut être trouvé ici.

Économie de l’information d’un récit

L’ironie dramatique est en effet liée à un concept plus large d’économie dramaturgique de l’information : à quel moment, quelle information est communiquée au spectateur ? En effet le dramaturge connait son récit, et en connait l’issue. Il ne communique pas celle-ci pour des raisons évidente : le récit va produire, à travers la chaine de causalité et ses conflits, des affects et pensées, et ces affects sont d’autant plus forts qu’ils surgissent à la lueur des conflits et rebondissements. Beaucoup de blagues avaient fleuri au sujet du film Titanic, à propos de l’issue du récit "on sait bien qu’à la fin le bateau coule" mais a évidemment un autre sujet : qui va survivre ? Et cette réponse n’est donnée par le film qu’à la fin du récit.

La question de l’information est donc cruciale dans un récit, et l’objet de nombreuses stratégies. Par exemple, comment placer le contexte général d’un récit, quand il est très éloigné du nôtre ? Si de nombreux récits placent une information textuelle parfois longue en début de récit (le défilé en perspective en début des films Star wars en est l’exemple canonique) certains récits nous plongent in abruto dans une situation mystérieuse, décuplant notre attention par le bombardement des signes incompréhensibles. Le début du premier Harry Potter, montant un vieil homme éteignant les lampes d’une banlieue anglaise tranquille avec un espèce de briquet, puis rejoint par un chat qui se transforme en vieille femme, devisant sur le sort d’un bébé menacé, est une mise en contexte par le mystère, outil symétrique de l’ironie dramatique, puisqu’il s’agit ici d’information connue par un, quelques-uns ou tous les protagonistes d’un récit, mais inconnu du récepteur.

L’information doit donc est correctement dosée dans un récit : trop peu d’information épaissit le mystère, ce qui risque après un trop long moment de nous faire décrocher du récit par l’absence de proximité qu’il génère. Trop d’informations, trop vite, nous donne la sensation que le récit nous prend pour des idiots, et nous évente toute notre curiosité.
Il s’agit donc de distiller l’information quand elle est utile, de préparer les effets émotionnels liés à l’exploitation des informations reçues ou déduites par le récepteur.

Effets de l’ironie dramatique et révélation

L’ironie dramatique est utilisée pour différentes raisons. Un des plus évidents est le confort de la position de connaissance : nous dominons la situation par cette longueur d’avance sur les actions des protagonistes. Mais, liés à ce sentiment, notre empathie peut être décuplée : nous avons pitié d’un ami abusé, nous craignons la réaction d’une femme trompée qui rentre à la maison trop tôt, nous anticipons la joie d’un enfant qui va recevoir la visite inattendue d’un parent dont il se sentait abandonné, etc. Mais tout une autre gamme de sentiments est possible : la joie mauvaise de voir puni un méchant croyant avoir gagné la bataille, mais dont la vilénie est désormais connue de tous, la peur de voir le câble de l’ascenseur céder alors qu’une personne rampe pour s’en extraire, la terreur de voir un monstre déchirer le corps d’un personnage confiant de pouvoir s’en tirer avec un combat à la loyale, etc.
L’ironie dramatique est accompagnée le plus souvent d’une mise à jour des protagonistes : l’information qu’il ne possédait pas leur est donnée lors d’une scène de révélation, parfois gratifiante, parfois douloureuse, parfois attendue, parfois crainte, mais le plus souvent nécessaire pour la suite du récit. Cette scène doit être aussi soignée que la mise en place, puisque dans la logique de la préparation/exploitation, elle est ce qu’on appelle un paiement, c’est à dire le moment où la mécanique narrative produit de l’émotion.

Préparation (communication au récepteur d’une information compréhensible), exploitation (quelle situation de quiproquo ou d’erreur ou de succès provoque l’ironie) et révélation qui synchronise l’information chez les protagonistes.

Objectif du jour

Il s’agira pour cette séance de mettre au travail au moins une ironie dramatique dans votre récit. C’est l’occasion de se pencher sur l’économie de l’information de celui-ci et de dégager par cette réflexion sa thématique.
En fonction du récit de chacun, une stratégie différente sera employée. Un drame et une comédie n’emploie pas les mêmes ressorts même si on y trouve de l’ironie dramatique.

Une première possibilité sera de repérer une ironie dramatique dans votre récit. Il est probable que votre récit en comporte déjà une, à un niveau macro (le récit s’appuie sur elle) ou micro (agissant au sein de quelques scènes, ou même une seule).
Quelle information est déterminante, qu’apprend le protagoniste au cours du récit ? Ce peut être un élément matériel (où se trouve le trésor), relationnel (son ou sa conjoint•e le trompe) ou une information psychologique (il fait un déni sur la disparition d’un proche).
Si c’est le cas, identifiez sa préparation (mise en place), son exploitation, et sa révélation pour les renforcer dans l’écriture. Demandez-vous en parallèle quel est le rapport de pouvoir, politique ou émotionnel, elle tisse entre les personnages et si ces rapports sont en cohérence avec les intentions du récit.

Il est possible aussi de reprenez le récit en cours en l’examinant du point de vue de l’information. Passez en revue les scènes et annotez-les : quelle information est passée à qui ? S’agit-il de quelque chose qui va donner une longueur d’avance au récepteur ? Si oui, c’est une ironie dramatique. S’il y a exploitation et révélation, notez-les.
Examinez ensuite les conséquences possibles sur les protagonistes de cette dissymétrie de l’information : quiproquo, malentendu, suspense, tension dramatique accentuée, le spectre est large. Ajoutez éventuellement une scène qui l’exploite, réfléchissez à la révélation. A-t-elle lieu ? Rappelez-vous qu’une ironie dramatique peut être installée et résolue en une seule scène.

Une possibilité encore est de reprendre la trajectoire générale du récit. Fait-il l’objet d’une révélation finale ? Si oui, est-elle délivrée à tous les actants en même temps, ou l’information est-elle délivrée à certains actants en cours de route ?

Au passage, réfléchissez l’économie de l’information au cours du récit : à quel moment donner accès au fonctionnement de votre monde, aux rapports entre personnes, au passé de tel protagoniste, etc. Ceci est évidemment en ligne avec la préparation et l’exploitation, vues la semaine passée.
Si le temps le permet, la mise en scène plastique d’une scène de révélation (toujours un grand moment dans un récit) peut être élaborée. Échanges de regards, confidence ou déclaration fracassante, trouvez le ton et la situation qui convient à la mise en place et la révélation qui vous plait.

Question dramatique et ligne thématique

Au cours de cette journée, il est intéressant de s’arrêter et de se demander quelle est la question dramatique et ce qu’est la ligne thématique.
La question dramatique est normalement plutôt facile à dégager à ce stade : il s’agit de nommer le conflit général du récit, énoncé sous la forme d’une question : "Lisa arrivera-t-elle à se libérer de l’emprise de sa mère et faire le choix d’une liberté au prix de la solitude ?". La question dramatique incite à pense les actions du protagoniste, mais sous entend un sens à l’action, dans l’exemple plus haut, il s’agit évidemment d’émancipation de la pression familiale.
La réponse dramatique concerne la fin du récit, et peut être négative...
La ligne thématique est plus compliquée à formuler. Il s’agit de nommer le conflit à un niveau d’abstraction plus général. Pour la dégager, passez en revue la trajectoire du protagoniste. Quelle transformation subit-il, à travers quelles épreuves ? Que va-t-il apprendre, à quelle valeur morale cette trajectoire se rapporte-t-elle ? Est-ce que ça parle d’amitié, de trahison, de confiance qui se gagne dans le fait de se confronter à ses démons ? De refus d’une situation longtemps acceptée par faiblesse ? Tentez d’écrire cette ligne thématique sous la forme d’une phrase affirmative, qui résume l’ensemble de l’histoire de manière générale.
"Découvrir la vérité sur soi peut se faire au prix de grandes épreuves".
Le thème est intéressant parce qu’il permet de renforcer la structure du récit. Si l’idée est de découvrir la vérité sur soi, on placera dans l’exposition un scène faisant apparaitre un protagoniste qui croit se connaitre, puis découvre en cours de route des choses (psychologiques ? biographiques ?) qui vont le déstabiliser et qu’il a la possibilité dans un premier temps d’ignorer.
On le voit, la ligne thématique n’indique pas les épreuves traversées, mais donne une direction générale, et il est intéressant, une fois que l’on pense la tenir, de voir en quoi chaque protagoniste du récit décline à sa manière ce thème, et comment les obstacles s’articulent eux aussi autour de variantes de celui-ci.

Résultat obtenu en fin de séance

Un scénario retravaillé, avec quelques scènes affermies dans leur mécanique.
Une question dramatique, une ligne thématique.
La mise en image (son, vidéo, etc.) d’une scène de révélation serait un vrai plus.